Champagne & Marques : mauvais cocktail ? 


        Si selon J. AUDIER, les appellations d’origine sont des « éléments du patrimoine national », le professeur N. OLSZAK va jusqu’à parler de « biens sublimes » (N. OLSZAK, « Le génie des AOC »). C’est en effet leur caractère nécessaire, non exclusif, et par l'objectif d'intérêt général qu'elles remplissent que s’explique la supériorité intrinsèque des appellations d’origine sur les marques. Situées au sommet de la hiérarchie des signes distinctifs, les appellations d’origine vont jusqu’à rendre lettre morte le principe d’antériorité qui irrigue le droit de la propriété industrielle.


Selon l’article L711-4 du Code de la propriété intellectuelle, « Ne peut être adopté comme marque un signe portant atteinte à des droits antérieurs, et notamment (…) d) A une appellation d'origine protégée ou à une indication géographique ». De fait, une appellation d’origine protégée comme « Champagne » est insusceptible d’appropriation par le droit des marques et ne peut faire l’objet d’un monopole. Et pour cause : l’appellation constitue un signe à usage collectif de sorte qu’elle ne peut être exploitée au détriment des concurrents au nom d’un droit exclusif quelconque. En revanche, tout producteur ayant droit à l’appellation peut l’incorporer dans une marque complexe (CA Paris, 18 novembre 1958; Cass, com, 8 mai 1973). 


La jurisprudence a donc développée un principe de protection absolue des appellations d’origine protégées (AOP) et des indications géographiques protégées (IGP) qui en vertu de leur caractère d’ordre public vont pouvoir être invoquées dans une procédure d’opposition au dépôt d’une marque fût-elle antérieure. Si le caractère d’ordre public des AOC viticoles n’est pas inscrit dans les textes, la jurisprudence le consacre expressément dans sa décision Cru du Fort Médoc du 9 novembre 1986 : « une marque ou une dénomination commerciale incorporant un nom de lieu ne peut être utilisée pour désigner ou commercialiser un produit dont l’origine ne lui donne pas droit au nom indiqué, lequel bénéficie d’une protection d’ordre public ». Ainsi, les juges n’hésitent pas à annuler des marques sans tenir compte de leur antériorité (Cass. Com., 1er décembre 1987, Romanée Conti). Pour prononcer l'annulation de marques, certaines décisions se sont même fondées sur le seul statut d'ordre public des appellations d'origine qui « en interdit toute appropriation privative ».

L’affaire du parfum « Champagne » de la maison 
Yves-Saint-Laurent s’inscrit dans ce courant jurisprudentiel.



En 1993, la société Yves-Saint-Laurent avait commercialisé un nouveau parfum dénommé « Champagne » dont la forme du bouchon rappelait celui d’une bouteille de champagne. Si en moins de trois mois, « Champagne » était devenu le parfum le plus vendu d’Europe (Musée Yves-Saint-Laurent Paris, année 1993), sa commercialisation se heurta à l’action judiciaire intentée par l’Institut national de l'origine et de la qualité (INAO) à laquelle le Comité interprofessionnel du Vin de Champagne (CIVC) se joindra. À l’appui de la demande, sont invoqués les article L.643-1 du Code rural, L. 115-5 du Code de la consommation et L.711-4 du Code de la propriété intellectuelle.




                           



La Cour d’appel de Paris donnera gain de cause à l’INAO en considérant que l’utilisation de la marque Champagne pour des parfums constituait une atteinte à l’appellation d’origine Champagne. Selon la Cour d’appel de Paris, l’article L.643-1du Code de la propriété intellectuelle n’exige pas du demandeur la preuve d’un détournement ou d’un affaiblissement de la notoriété de l’appellation mais seulement la preuve de la « possibilité » du risque de tels effets (CA Paris, 15 déc. 1993, INAO c. YSL).


                                                      


En choisissant une forme et en rappelant les sentiments de joie et de fête que le champagne évoque, la maison YSL a tenté de faire reposer l’effet attractif de leur produit en l’associant au prestige de l’appellation Champagne. Ce faisant, elle a utilisé un procédé constitutif d’agissements parasitaires. Autrement dit, par le détournement de la notoriété de l’appellation Champagne dont seuls les producteurs de ladite appellation peuvent se prévaloir, la maison de luxe y a porté atteinte.

De façon assez paradoxale, la Cour d’appel invoque les dispositions du Livre VII du Code de la propriété intellectuelle pour finalement se cantonner à l’application du droit commun et aux mécanismes généraux de la responsabilité civile.

Le parfum quant à lui sera rebaptisé Yvresse.


           


Cette solution sera confirmée par d’autres décisions relatives à l’AOC « Champagne » dans lesquelles les juges ont annulé les marques Bain de Champagne et Royal Bain de Champagne, déposées respectivement en 1923 et en 1941, considérant qu'elles constituaient encore une fois d’un détournement de la célèbre AOC (CA Paris, 12 sept. 2001, pourvoi rejeté par Cass. com., 18 févr. 2004, n° 02-10.576). S’il est vrai que les marques avaient été déposées postérieurement à la reconnaissance de l'AOC par décret en 1908, les juges reprennent la formulation de l’attendu de l’arrêt Romanée-Conti et affirment clairement que : « le statut des appellations d'origine contrôlée est d'ordre public et en interdit toute appropriation privative, quelle que soit l'époque à laquelle la marque critiquée a été déposée. » Par conséquent, toute marque portant atteinte à une appellation d'origine est annulée par les juge français nonobstant son éventuelle validité initiale.


De par l’image de prestige que l’AOC Champagne véhicule, cette dernière fait désormais l'objet d'une protection quasi absolue et, à en croire les tribunaux, ne peut être utilisée pour aucun autre produit que le vin mousseux désigné par l'appellation. Grâce au zèle de l’INAO et du CIVC, son utilisation a ainsi pu être interdite pour désigner du jus de raisin pétillant (CA Paris, 3 nov. 2010, n° 09/07276), des boissons sans alcool (TGI Paris, 6 janv. 2012), des cigarettes (TGI Paris, 5 mars 1984) ou encore des pâtisseries (TGI Paris, 9 avr. 2008). En application de la loi française, le juge espagnol a également condamné l’utilisation indue de l’AOC pour un bar-restaurant répondant au nom d'enseigne « Bar Champagne » (Trib, com, Alicante, 17 avr. 2008 n° 234/2007). Plus récemment, le 18 janvier 2020, le directeur de l’INAO formait opposition à la demande d’enregistrement de la dénomination « levain de Champagne » pour désigner des produits alimentaires et des articles de papeterie estimant que la déposante tentait de « profiter indûment de la réputation dont bénéficie l’AOC Champagne ».

Le propos mérite toutefois d’être nuancé. En effet, les condamnations ne sont pas systématiques comme en témoigne un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 26 octobre 2012. En l’espèce, le CIVC avait assigné une société exploitante d'un hôtel à Angers qui utilisait le nom « Hôtel de Champagne » comme dénomination sociale, nom commercial, enseigne et nom de domaine. Selon le Comité, ces usages portaient atteinte à l'AOC « Champagne » en risquant d'en détourner ou d'en affaiblir la notoriété. Pourtant, la Cour, après avoir reconnu que la notoriété de l'appellation « Champagne » est exceptionnelle, juge que le CIVC n'a pas démontré en quoi les signes en cause y porteraient atteinte. Au contraire, rejetant l'argument du CIVC selon lequel « le seul territoire dénommé Champagne qui ait actuellement une existence légale [serait] l'aire de production délimitée de l'appellation d'origine contrôlée Champagne », la Cour souligne que « l'emprise territoriale de la région Champagne-Ardennes ne se limite pas au territoire ardennais auquel ne s'ajouterait que la seule aire de production délimitée de l'appellation d'origine contrôlée ». En d'autres termes, les juges souligne que « Champagne » ne désigne pas seulement la zone d'AOC « Champagne » mais également la région française. Il s'avère qu'en l’espèce, la dénomination « Hôtel de Champagne » faisait référence à la région Champagne, et non pas au Champagne. De fait, la Cour d’appel relève que « la référence à une région ou à une ancienne province est commune en matière hôtelière où se multiplient notamment les hôtels de Bourgogne, de Bretagne, d'Alsace ou du Morvan ». La nuance est éminemment bienvenue dans la mesure où elle préserve la liberté du commerce et de l’industrie. Toutefois, il conviendra de s’attacher à l’intention du déposant, un élément subjectif qui doit être déterminé de manière objective par les autorités compétentes. 

Outre ce cas particulier, il semble que le dépôt d’une marque incluant le terme "champagne" est risqué pour le déposant qui s’expose à des poursuites de l’INAO ou des syndicats de défense. En effet, ces derniers ne manqueront pas de poursuivre tous ceux qui s’attèleraient à affaiblir la notoriété de l’appellation en l’utilisant pour désigner autre chose que le divin breuvage.


A.S.R








Crédit: Musée YSL année 1993 (https://museeyslparis.com/biographie/champagne); Publicité "Yvresse" YSL, 1996, 


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