Tatouage et propriété intellectuelle : le droit d'auteur dans la peau ?


Si près d’un Français sur cinq est ou a été tatoué, le tatouage est loin d’être un simple effet de mode. Autant universel qu’ancestral, il prend une place relativement importante dans les cultures les plus anciennes, comme en témoigne le corps d’Otzï, homme tatoué du néolithique dont la momie, découverte en 1991, aurait plus de 5 000 ans. Toutefois, le tatouage se démocratise progressivement, en particulier chez les plus jeunes générations, et concerne toutes les catégories socioprofessionnelles. D’un point de vue sociétal, un tel phénomène témoigne d’une certaine évolution du rapport au corps. D’un point de vue individuel, la volonté d’une personne de marquer sa peau de manière indélébile attribuerait à son corps une double nature : il serait à la fois corps humain et œuvre d’art. En réalité, il serait plus adéquat de considérer que le corps deviendrait le support matériel d’une œuvre d’art, représentée par le dessin à l’encre – le tatouage – au sens strict. En toute hypothèse, l’aspect artistique du tatouage est tel que les artistes-tatoueurs qualifient l’« art du tatouage » de dixième art. Pour autant, cette qualification es-elle recevable au sens du droit d'auteur ? 



I. La protection du tatouage par le droit d'auteur 



Dans son article « L’art dans la peau », le Professeur Christian LE STANC explique les raisons le poussant à écrire que « la pratique du tatouage interpelle la propriété intellectuelle », et en particulier, le droit d'auteur. Dans un premier temps, il s’agit de s’intéresser à la protection théorique du tatouage par le droit d'auteur (A.) avant de s’attarder, dans un second temps, aux difficultés pratiques d’une telle protection (B.).


A. Une protection admise en théorie : une œuvre originale exprimée sous une forme tangible


La protection d’une œuvre par le droit d’auteur est conditionnée par deux éléments. D’une part, l’œuvre doit être exprimée sous une forme tangible, quel qu’en soit le support matériel. Si cette condition n’est pas expressément prévue par la loi, c’est au détour de l’article L.112-1 du Code de la propriété intellectuelle qu’elle est implicitement exigée : toutes les œuvres de l’esprit sont protégées par le droit d'auteur, quelle que soit leur forme d’expression. C’est d'ailleurs au sein même de cet article que se retrouve le principe fondamental de l’indifférence du genre, de la forme d’expression, du mérite ou de la destination de l’œuvre. D’autre part, l’œuvre doit avoir un caractère original et il s’agit là du critère de protection emblématique du droit d’auteur en France, entendu par ses tribunaux comme "portant l'empreinte de la personnalité de son auteur".  


S’agissant de tatouages, bien que ces derniers soient ignorés du Code de la propriété intellectuelle en tant qu’ils ne figurent pas parmi les objets énumérés à l’article L.112-1, le caractère non-exhaustif de cette liste ne s’oppose pas à ce qu’ils puissent être considérés comme une œuvre de l’esprit au sens du droit d'auteur. À cet égard, plusieurs raisons semblent militer en faveur d’une telle admission. D’une part, le tatouage se matérialise par un dessin à l’encre indélébile sur la peau de sorte qu'il répond au critère de l'expression sous forme tangible. Peu important qu’il se destine à figurer sur un corps humain, ou qu’il représente des dessins en tout genre, le droit d'auteur fait fi de telles considérations. D’autre part, il semble aisément concevable d’attribuer à certaines de ces réalisations graphiques un caractère original. En effet, ces dernières, lorsqu’elles sont créées ex nihilo par le tatoueur, présentent un caractère artistique indéniable en ce sens qu’elles portent l’empreinte de la personnalité de celui-ci, et deviennent de plus en plus sophistiquées. Rien d’étonnant si l’on s’en tient aux propos d’Olivier LAIZÉ, porte-parole du Syndicat national des artistes tatoueurs (SNAT), qui rapporte que « beaucoup de tatoueurs sortent d’écoles d’art et revendiquent un style unique ». C’est ainsi que, progressivement, les juges ont pu considérer que « les tatouages [...] sont des œuvres originales exécutées de sa main, selon une conception et une exécution personnelle, et qui présentent une part de création artistique ». Ainsi, il ne fait aucun doute que la technique du « free-hand » par laquelle un tatoueur réalise un dessin à main levée sans avoir de modèle préalable, ou la reproduction d’un dessin imaginé ex nihilo par le tatoueur sur l’épiderme d’un individu présentent suffisamment d’originalité et sont susceptibles de bénéficier de la protection par le droit d'auteur. Tel ne serait pas le cas d’un tatouage se bornant à reproduire une forme banale, telle qu’une croix, un point ou une forme géométrique. 


De manière générale, le tatoueur sera considéré comme l’auteur du tatouage. Toutefois, il est possible que le futur tatoué ait directement pris part au dessin qui fera l’objet du tatouage. Le cas échéant, le tatoué sera considéré comme auteur du tatouage, puisque le tatoueur, en tant qu'exécutant, se contentera simplement de reproduire un dessin réalisé par lui. Il est également possible d’envisager la situation où tatoueur et futur tatoué agissent de concert, ce qui, d’après l’article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle, donnera naissance à une œuvre de collaboration dont la propriété sera commune aux différentes personnes physiques ayant concouru à sa création. Ces derniers recevront alors la qualité de co-auteurs de l’œuvre. Enfin, ne doit pas être ignorée la possibilité tenant au fait que l’auteur du tatouage reprenne une œuvre première préexistante pour laquelle il aurait obtenu des droits afin de réaliser le tatouage : le tatouage sera alors qualifié d’œuvre composite. 


Toutefois, et même si l’on s’en tient à l’hypothèse la plus simple qui est celle dans laquelle le tatoueur est seul auteur du tatouage, les conséquences tenant à la nature très particulière du support matériel de cette œuvre de l’esprit qu’est le tatouage vient brouiller l'étendue des prérogatives normalement octroyées aux titulaires.


B. Une protection difficilement concevable en pratique : une œuvre au support matériel particulier


Le droit d'auteur confère à l’auteur d’une œuvre de l’esprit « un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous » comportant « des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial » d’après les termes de l’article L.111-1 du Code de la propriété intellectuelle. Bien que l’article L.111-3 rappelle que cette propriété incorporelle est indépendante de la propriété de l’objet matériel, la protection du tatouage par le droit d'auteur se heurte au caractère particulier du support matériel de cet objet artistique qui est le corps humain. L’exercice des prérogatives relatives au droit d'auteur se complique. 


Comme mentionné précédemment, le droit d'auteur français est dualiste : l’auteur d’une œuvre de l’esprit dispose à la fois d’un droit moral et de droits patrimoniaux. 


- Les difficultés tenant à la mise en oeuvre du droit moral de l'artiste-tatoueur


Au titre du droit moral, l’article L.121-2 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que seul l’auteur a le droit de divulguer son œuvre, selon un procédé et des modalités de divulgation qui lui sont propres. Or, l’exercice du droit de divulgation en matière de tatouage ne peut être envisagé qu’à l’aune du droit à la vie privée du tatoué, de son droit à l’image, ainsi que de toute la législation ayant pour objectif la protection renforcée du corps humain. Ainsi, il relève de la liberté individuelle de chacun de procéder ou non à l’exposition de son corps, que ce dernier revête un tatouage ou non, ce qui semble fortement limiter voire désactiver le droit de divulgation de l’artiste-tatoueur ayant réalisé un tatouage sur l’épiderme d’un de ses clients. Le droit moral inclut également le droit au respect de l’intégrité de l’œuvre, qui, une nouvelle fois, semble difficilement compatible avec la possibilité, pour le tatoué, de procéder à des modifications de celui-ci : qu’il s’agisse d’une altération du tatouage original par un autre artiste-tatoueur, ou par l’évolution naturelle du corps humain de l’individu, le tatouage ne peut rester intact. De manière encore plus prégnante, le tatoué a tout le loisir de procéder au retrait de son tatouage, ce qui semble entrer en conflit direct avec le droit de repentir ou de retrait dont bénéficie en principe l’auteur. 

Les difficultés tenant aux droits patrimoniaux de l'artiste-tatoueur


S’agissant des droits patrimoniaux, composés du droit de reproduction et du droit de représentation, le conflit de droits est tout aussi problématique. Les juges s’efforcent alors de faire le départ entre les droits sur l’œuvre, c'est-à-dire, le dessin du tatouage, et les droits sur le support physique, à savoir, le tatouage sur l’épiderme du client. 


Tout d'abord, s’agissant du droit de reproduction, la jurisprudence semble vouloir instaurer un certain équilibre entre les différents intérêts en présence. En effet, dans un litige opposant l’éditeur des phonogrammes de Johnny Hallyday au tatoueur ayant réalisé l’aigle figurant sur le bras du chanteur qui s’était retrouvé reproduit pour orner la pochette de l’un de ses albums, la Cour d’appel de Paris a pu juger que la reproduction du tatouage sans l’accord de son auteur est possible dès lors que le tatouage apparaît de manière accessoire : « que le dessin de Jean-Philippe D. […] constitue certes un attribut de la personnalité du chanteur ; qu'il serait donc loisible à la société Polygram d'exploiter avec l'accord de Johnny H. la photographie de ce dernier sur le bras duquel […] le tatouage serait visible “nécessairement mais de façon accessoire” ; mais considérant que tel n'est pas le cas en l'espèce […] ». Cela dit, constitue une contrefaçon d’un dessin de tatouage la seule reproduction de ce dessin dans le cadre d’une opération commerciale sans autorisation de son auteur. La solution inverse semblerait hautement attentatoire à la liberté individuelle du tatoué. 


De manière analogue, le droit de représentation de l’auteur se trouve limité par le droit à l’image dont bénéficie la personne du tatoué. En effet, il semble déraisonnable de permettre au tatoueur d’exiger que le tatoué participe contre son gré à des expositions, ou de réaliser et de commercialiser des photographies de la personne tatouée sans son consentement. À l’inverse, le tatoueur ne peut interdire à son client de se faire prendre en photographie. Cependant, le tatoueur peut librement reproduire le dessin du tatouage de manière isolée, c'est-à-dire, sans qu’une partie du corps du tatoué soit visible, ou se protéger contre toute reproduction illicite du tatouage. En effet, comme le rappelle Audrey LEBOIS, l’article L.122-3 du Code de la propriété intellectuelle protège l’auteur d’une œuvre de l’esprit contre tout procédé de reproduction : le tatouage d’une œuvre d’art encore protégée par le droit d'auteur sur la peau d’un individu peut constituer un acte de contrefaçon. 


À cet égard, la Cour de cassation a eu à connaître d’une affaire insolite : pour les besoins d’un film, une mineure de dix-sept ans, recrutée pour tenir le rôle de la jeune fille tatouée dans une séquence du film Paris-secret, avait conclu un contrat qui l’engageait à se faire tatouer une tour Eiffel et une rose sur l’une de ses fesses, le tatouage devant être enlevé quinze jours plus tard par un chirurgien et devenir la propriété de la société de production. Le contrat a été exécuté par la jeune fille, mais une importante cicatrice subsistant après enlèvement du tatouage la pousse à attraire l’assistant réalisateur, la société de production et le régisseur général devant le tribunal dans le but d’annuler le contrat litigieux et de recevoir des dommages-intérêts. La Cour d’appel, approuvée par la première chambre civile, a pu estimer que le régisseur général avait commis « une faute personnelle en engageant une mineure dans des conditions immorales et illicites ». 


Aujourd’hui, l’article 16-1, alinéa 3 du Code civil place le corps humain, ses éléments et ses produits hors du commerce en prévoyant expressément que ces éléments « ne peuvent faire l'objet d'un droit patrimonial ». Pour les mêmes raisons, il semble impossible qu’en cas de revente, l’exercice du droit de suite portant sur le support matériel de l’œuvre, à savoir, le corps du tatoué, puisse se réaliser. 


In fine, si un équilibre doit nécessairement être trouvé entre la protection de l’œuvre – le tatouage – et la protection de son support particulier – le corps humain –, la première a naturellement tendance à s’incliner face à la seconde, témoignant d’un certain tempérament au principe de l’indifférence du support matériel de l’œuvre en droit d'auteur. Il est alors du rôle des juges de faire coïncider l’art du tatouage et le corps du tatoué, bien que le contentieux en la matière soit extrêmement faible.


À présent, cap sur une récente affaire relative à la reproduction de tatouages au sein d’un jeu vidéo ayant pris place outre-Atlantique. 


II. Reproduction de tatouages au sein du jeu vidéo FIFA 19 sans autorisation préalable de l’artiste-tatoueur 


Parmi les jeux vidéo les plus populaires, nombreux sont les jeux vidéo de sport : FIFA pour le football, NBA pour le basketball, MLB pour le baseball, et même PGA pour le golf. Ces séries de jeux vidéo dédiées à un sport sont généralement développées sous la forme de franchise. S’agissant de la franchise FIFA, elle s’attache, à l’instar des autres franchises, à réaliser une reproduction virtuelle des joueurs qui soit la plus fidèle possible. C’est ainsi que progressivement, et grâce à l’évolution toujours plus croissante des graphismes de jeux vidéo, chaque détail physique de chaque joueur de football a pu être représenté au sein du jeu, tatouages inclus. 


Une telle représentation s’est révélée source de conflit dans l’édition 2019 du jeu pour laquelle le développeur et producteur Electronic Arts a été attaqué. Société de droit américain, cette dernière s’est vue opposée le copyright des artistes-tatoueurs de certains footballeurs dont les œuvres ont été reproduites sans leur autorisation par le biais de la création virtuelle des joueurs. S'ils estiment qu’une reproduction contrefaisante de leurs tatouages a été réalisée, les plaintes des différents tatoueurs ont été retirées, de sorte que l'affaire n'a pas franchi la porte des tribunaux. En effet, des « settlements » (arrangements amiables) ont été conclu entre Electronic Arts et ces derniers. La voie de la transaction semble être systématiquement engagée aux États-Unis, comme le démontre une précédente affaire de 2006. En l’espèce, le tatoueur du joueur de basketball Rasheed WALLACE s’insurgeait de voir son œuvre apparaître dans une publicité pour la marque Nike. Il agit en justice sur la base du copyright. Si la réalisation du tatouage avait conduit le basketteur à verser 450 dollars en guise de rétribution, aucun contrat de cession du droit n’avait été signé par le tatoueur au bénéfice du tatoué. L’affaire s’est finalement résolue par une transaction. 


S’il est bienheureux que les parties transigent, de telles « settlements » ne permettent pas de nourrir la jurisprudence relative au tatouage et au droit de la propriété intellectuelle. Toutefois, leur existence a pour preuve que l’invocation par les artistes-tatoueurs de la violation de leur droit d’auteur ou copyright n’est pas vaine ni insensée. À cet égard, il s’agit de s’intéresser de plus près à la situation juridique de l’affaire FIFA 19.


En l’espèce, deux œuvres de l’esprit au sens du droit d'auteur semblent coexister : d’une part, le tatouage, sous réserve qu’il présente un caractère original, et d’autre part, le jeu vidéo, qualifié d’œuvre complexe multimédia en droit français depuis l’arrêt Cryo rendu le 25 juin 2009 par la Cour de cassation. Ainsi, le fait d’incorporer le tatouage, œuvre préexistante, au sein du jeu vidéo fait de ce dernier une œuvre dite dérivée ou composite. En effet, pour reprendre les termes de l’alinéa 2 de l’article L.113-2 du Code de la propriété intellectuelle, l’œuvre composite est « l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l'auteur de cette dernière ». L’article L.113-4 du Code de la propriété intellectuelle rappelle que les droits de l'auteur de l'œuvre composite sont dans la dépendance des droits afférents à l'œuvre préexistante. Ainsi, et comme le rappelle la jurisprudence, la création comme l'exploitation de l'œuvre composite sont limitées par l'étendue de l'autorisation accordée par l'auteur de l'œuvre première. Suivant ce raisonnement, Electronic Arts aurait dû recueillir l’autorisation préalable des artistes-tatoueurs afin de faire figurer les tatouages litigieux au sein du jeu vidéo. 


Toutefois, une telle solution n’est-elle pas extrême ? Il est possible de se demander si une telle solution apparaît justifiée, étant considérée que les tatouages ne représentent qu’une infime partie du jeu vidéo dans son ensemble. Un tel raisonnement obligerait chaque auteur – créateur de jeu vidéo, réalisateur de film, photographe – à demander une autorisation préalable à l’artiste-tatoueur de chacun des tatouages se trouvant visible sur les corps de leurs personnages, acteurs ou sujets, ce qui réduirait de manière considérable la liberté de création de chacun. Or, tant la Cour de Justice de l’Union européenne que la Cour de cassation ont pu se montrer sensibles à l’exercice d’une telle liberté. Les décisions Klasen ou Dialogue des Carmélites rendues par la Première Chambre Civile de la Cour de cassation, ou encore, les arrêts Pelham, Spiegel Online, et Funke Medien du 29 juillet 2019 invitent les juges nationaux à réaliser un contrôle de proportionnalité lorsqu’une exception au droit d'auteur est invoquée afin de donner une portée plus importante à la liberté d’expression. Ainsi, la recherche d’un juste équilibre entre l’exercice d’un droit d'auteur et l’exercice d’un droit fondamental qui lui est opposé, tel que la liberté de création, conduirait raisonnablement à n’attribuer à l’artiste-tatoueur qu’un monopole d’exploitation limité sur son œuvre. 




M.S




Crédit: Neymar's tattoo (Pinterest : https://pin.it/5d94NGw )

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