Peut-on être un contrefacteur de bonne foi ?

 


Si « Copier c'est voler » selon Madeleine VIONNET, pour Coco CHANEL « Copier c’est le succès ». Si les déclarations des deux couturières s'avèrent toutes deux vraies, force est d'admettre que la mode n'est autre qu'un perpétuel cycle faisant sans cesse revenir « à la mode » des tendances de certaines époques. À tel point que c’est à se demander si,  par analogie à la formule de LA BRUYÈRE, tout n’a pas été fait et que « l’on vient trop tard » ? 

 

Si les auteurs dans cette industrie ont tendance à penser être les précurseurs de certaines modes, il est en réalité très ardu de prouver son « antériorité ». De plus, il arrive que les designers en conflit soient tous deux de bonne foi : dans l'élan de la création, ils auraient été guidés par une inspiration commune. 


 

À ce titre, "l’inclusion fortuite" ou la "réminiscence" pourraient être reconnues par les juges. Il s’agit d’une sorte de « puit commun » dans lequel les designers « piochent ». En 2006, dans une affaire Djobi-Djoba concernant l’industrie musicale, la première chambre civile définissait l’inclusion fortuite dans son attendu de principe : « attendu que la contrefaçon d'une œuvre de l'esprit résulte de sa seule reproduction et ne peut être écartée que lorsque celui qui la conteste démontre que les similitudes existant entre les deux œuvres procèdent d'une rencontre fortuite ou de réminiscences résultant notamment d'une source d'inspiration commune ». La formule sera reprise telle quelle par la jurisprudence. La rencontre fortuite repose donc sur un hasard : deux œuvres similaires sont créées sans que l’auteur de la seconde n’ait pu matériellement avoir connaissance de la première. La réminiscence, elle, consiste à s’inspirer involontairement d’une œuvre que l’on connaît sans en avoir conscience. L’une et l’autre sont cependant très rarement accueillies par la jurisprudence. 

 


Toutefois, dans une affaire récente d’avril 2021 qui n’a pas franchi la porte des tribunaux, l’inclusion fortuite ou réminiscence semblait tout à fait plausible. En l’espèce, la société galicienne Sargadelos spécialisée dans la porcelaine et la céramique accusait la marque de luxe italienne Dolce & Gabbana d’avoir copié purement et simplement ses imprimés. Plus exactement, la société espagnole insistait sur le fait que certains articles de la collection masculine printemps/été 2021, présentée en juillet dernier, présentaient des similitudes évidentes avec leur Monférico, composition géométrique déposée en tant que dessin et modèle depuis 1967 et commercialisée depuis lors.

 

De son côté, Dolce & Gabbana affirme s’être inspirée de l’œuvre de Gio PONTI, un architecte et artiste italien du XXème siècle, pour créer les pièces de sa collection masculine. Réminiscences ou ironie du destin, il a d’ailleurs collaboré avec l’entreprise italienne de céramique Richard GINORI de 1923 à 1938. 

 

 

 

 

 


À gauche : porcelaine Sargadelos; À droite : défilé Dolce & Gabbana, prêt-à-porter masculin printemps-été 2021; En dessous : œuvre de l'architecte Gio PONTI (inspiration commune?)


D’autres moyens de défense s’offrent aux créateurs de bonne foi en réplique à une action judiciaire à leur encontre, qu’il s’agisse d’une action en contrefaçon, en concurrence déloyale ou parasitaire.

 

Toute d'abord, il sera aisé de prouver sa bonne foi s’il a été donné date certaine aux créations. En effet, cela permet aux designers de sécuriser leurs actifs mais aussi d’échapper à un contentieux avec les concurrents. Il convient de préciser que le créateur du vêtement ou de l’accessoire devra y laisser l’empreinte de sa personnalité afin de se conformer au critère français de l’originalité et donner ainsi prise au droit d’auteur. À partir de là, le droit exclusif sera à même d’être exercé de la manière la plus effective. 

 

Ensuite et seulement si les éléments de fait le lui permettent, le créateur attaqué peut éventuellement invoquer une exception  de l’article L122-5 du Code de la propriété intellectuelle permettant de faire entorse au droit d'auteur de son adversaire. Parmi elles, l’exception de parodie est envisageable sous réserve de répondre aux conditions qu’elle exige (au risque d’être rejetée comme dans le cas de l’affaire du cochon Naf-Naf de Jeff KOONS, CA Paris, pôle 5, 1ère chbr, 21 févr. 2021, Koons, n° 034/202). L’exception d’information immédiate peut également être pertinente en matière de mode, bien qu’elle fut rejetée dans l’affaire des défilés de la Fashion Week retransmis sur le site firstview.com (Cass. crim., 5 févr. 2008, pourvoi n°07-81.387)
. 

 

Sur le terrain des droits fondamentaux, la liberté de création, corollaire de la liberté d’expression peut être invoquée et peut parfois être amenée à prévaloir sur le droit d’auteur, après une analyse in concreto et une mise en balance des intérêts antinomiques en cause (voir par ex : Cass, 1ère, 15 mai 2015, Klasen c. Malka, pourvoi n°13-27.391 mais remis en cause par CA Versailles, 16 mars 2018, Klasen c. Malka, n° 15/06029). 

 


Par ailleurs, si un concurrent assigne un designer en contrefaçon ou en concurrence déloyale sous prétexte qu’il commercialise « le même genre » de produits, celui-ci pourra toujours invoquer l’absence de droit privatif sur un genre en vertu du principe de non protection des idées (voir par exemple l’affaire de Céline contre Hermès sur le logo du cocher, Cass. com., 12 oct. 1983, Céline, n° 82-11.552 ou plus récemment Cass. com., 29 sept. 2015, Oxibis, n° 14-14.549, Cass. 1ère civ., 20 mars 2014, Tod’s, n° 12-18.518)
. 

 

Plus radicalement, le défendeur pourrait faire une demande reconventionnelle en contestant le fait que le demandeur à l'action soit investi du droit d’auteur. Cette remise en cause de la protection de l’œuvre est fréquente en pratique. Pour ce faire, il suffit que soient remis en doute les critères de forme et originalité qui octroient la protection. La forme faisant rarement défaut dans le domaine de la mode, c’est souvent sur le terrain de l’originalité que se positionnera le débat. 

 

La mode, en tant qu'éternel recommencement où « tout le monde s’inspire de tout le monde », ne peut que ranimer le débat de l’originalité en droit d’auteur. Dans cette industrie, il est incontestable que la preuve de l’originalité n'y soit rendue que plus difficile puisque par essence, les designers puisent dans un fond commun. C’est pourquoi, aujourd’hui, la priorité des maisons de luxe n’est autre que de sécuriser leur patrimoine et leurs sources d’inspiration. Cela permet aux auteurs du milieu de se défendre en cas de mise en demeure ou assignation. 

 

Il conviendra de prouver que les créations sont reliées à l’histoire de la maison afin de dissiper le doute pouvant laisser entendre qu’elles ne lui appartiendraient pas. Pour ce faire, il est impératif de donner date certaine aux collections, y compris lorsqu’il est question de remettre un vêtement « au goût du jour » : cela reste un choix qui, stylisé d’une certaine manière, peut éventuellement donner prise au droit d’auteur. La directrice juridique de la maison Yves-Saint-Laurent évoquait par exemple l’achat d’un vieux vintage japonais qui a inspiré la marque pour inclure ce signe sur une paire de basket, ce qui ne manquait de faire réagir Nike qui notait une ressemblance avec son souche, la fameuse virgule. Cet exemple illustre la nécessité de « raconter une histoire » derrière chaque vêtement, chaque accessoire, chaque campagne, chaque défilé, afin d'être armé en cas de litiges.
 

 

« Si vous voulez être original, soyez prêt à être copié ». Avec cette déclaration, Coco CHANEL faisait déjà allusion, probablement par inadvertance, au droit d’auteur et à son critère-phare de protection. De surcroît, la plus célèbre des couturières françaises insinue que le succès implique nécessairement l'exploitation indue des droits par les tiers. Fort heureusement, le cas échéant, le droit d'auteur offre aux créateurs de mode les outils nécessaires pour protéger et défendre leurs précieux actifs immatériels.



A.S.R





Crédit : Défilé D&G, collection masculine, printemps-été 2021




 

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