L'articulation entre le droit de la concurrence et la propriété intellectuelle



« Competition is one of the most important drivers of innovation because you have to stay in the race. You have to think of something new, and if you don't, well, of course you should leave the market. »


                                                                                                                                                                                   Margrethe Vestager




Cette citation de la Commissaire européenne à la concurrence invite à se questionner sur l’éventuelle incompatibilité entre le droit de la libre concurrence et le droit de la propriété intellectuelle. S’il est tentant d’affirmer que les règles de concurrence tendent à l’innovation en facilitant l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché tandis que les règles qui protègent la propriété intellectuelle participent à la capture de cette innovation en constituant notamment des barrières à l’entrée du marché, cette vision peut s’avérer caricaturale.

En effet, la propriété intellectuelle contribue d’une certaine manière à l’innovation en obligeant à déposer des brevets toujours plus novateurs, des marques toujours plus distinctives ou des oeuvres toujours plus originales. C’est même l'objet du droit des brevets d’octroyer un droit exclusif pour récompenser l’invention dans un premier temps, mais surtout pour encourager sa divulgation et donc l’innovation. In fine, le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle obligent les concurrents à se surpasser afin de « rester dans la course », pour reprendre l’expression de Margrethe VESTAGER.

Pourtant, le fondement de ces deux matières semble a priori antinomique : l’une protège un droit exclusif éminemment privé tandis que l’autre tend à garantir le bien-être des consommateurs (
CJUE, 17 févr. 2011, TeliaSonera, Aff. C-52/09). De fait, l’une lutte contre les monopoles, nocifs pour la concurrence qui doit être, si ce n’est pure et parfaite*, du moins acceptable (workable competition**). L’autre octroie justement un monopole que ce soit sur une oeuvre (droit d’auteur), un signe (droit de marque) ou une invention (droit de brevet).


Enfin, l’idée d’un corps de règles encadrant la concurrence harmonisé à l’échelle européenne à travers le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) se heurte au cloisonnement territorial propre à la propriété intellectuelle. D’une part, le principe de territorialité irrigue tout particulièrement le droit des marques. En effet, lorsqu’une marque est déposée dans les registres nationaux (l’INPI pour la France), elle n’est protégée que dans le pays du dépôt. Si le titulaire souhaite une protection au-delà de ce territoire, il faudra déposer la marque dans les autres pays, ce qui représente un coût et des diligences supplémentaires. D’autre part, les systèmes de droit d’auteur diffèrent très largement d’un État-membre à l’autre. Malgré la présence de règlements et directives européennes, les approches sont distinctes si ce n’est parfois opposées. On pense à la France ou l’Allemagne qui adoptent une conception personnaliste du droit d’auteur — parfois même dite « romantique » — dans laquelle l’auteur est au centre de la protection, tandis que les pays de common law entendent davantage protéger les intérêts des exploitants. Ainsi, la définition de l’originalité, critère-phare de protection par le droit d’auteur, diffère en droit français (« empreinte de la personnalité de l’auteur ») et en droit de l’Union (« création intellectuelle propre à son auteur »). À l’inverse, il existe un principe d’extra-territorialité des normes de concurrence qui se matérialise par la « théorie des effets qualifiés ». Cette théorie permet de justifier l'applicabilité du droit européen de la concurrence à condition qu'il soit prévisible que le comportement en cause produise un effet immédiat et substantiel dans l’Union.


Si la concurrence sert selon les termes de MONTESQUIEU dans L’Esprit des lois à mettre « un prix juste aux marchandises » et établir « les vrais rapports entre elles », Gustave FLAUBERT la définissait comme « l’âme du commerce » dans son Dictionnaire des idées de reçues ou Catalogue des opinions chics.

On comprend dès lors que les autorités nationales de concurrence (ANC) et la Commission européenne sanctionnent les pratiques anti-concurrentielles que sont les ententes (Article 101 TFUE et 420-1 du Code de commerce français) et les abus de position dominante (Article 102 TFUE et 420-2 du Code de commerce français).


Si la propriété intellectuelle constitue une barrière structurelle de nature règlementaire à l’entrée de nouveaux concurrents sur le marché, le monopole intellectuel est-il pour autant amené a fléchir au nom de l’innovation?


Le comportement des entreprises en situation monopolistique se dédouble parfois de l’exercice de leur monopole intellectuel qui peut mener à une condamnation au titre de l’abus de position dominante. Ce phénomène peut s’illustrer par trois affaires :

Dans une affaire Magill, en 1995, une entreprise souhaitait se lancer dans l’édition d’un journal papier télévisé qui relaterait tous les programmes des différents chaînes de télévision. Cependant, les chaînes refusent de lui donner leur programme. La CJCE estime que les chaînes exercent un abus de position dominante, et ce, en dépit d’être investis d’un droit d’auteur. Par conséquent, elles ont été contraintes de communiquer les grilles de programme à l’entreprise (
CJCE, 6 avr. 1995, Magill, Aff. C-241/91 et C-242/91).


En 2004, dans une affaire MIS Health relative à des statistiques de médicaments protégés par le droit d’auteur, les laboratoires ont été contraints de ne pas en bloquer la diffusion au risque de commettre un abus de position dominante.
Selon la doctrine intellectualiste, cet arrêt est critiquable  dans la mesure où les statistiques sont des informations brutes qui ne devraient pas bénéficier de la protection par le droit d’auteur (
CJCE, 29 avr. 2004, MIS Health, Aff. C-418/01)


De même, en 2007, dans une affaire Microsoft dans laquelle le tech-giant détenait un droit d’auteur sur ses logiciels et refusait de communiquer les codes de programmations à d’autres fabricants de logiciels. De fait, cela bloquait toute initiative de la part des concurrents qui ne pouvaient pas élaborer des logiciels compatibles et ne pouvaient donc pas entrer sur le marché. Le tribunal de première instance des communautés européennes (TICE) décrète l’abus de position dominance et oblige Microsoft par le biais de licences forcées à communiquer les codes aux concurrents (TICE, 17 sept. 2007, Microsoft, Aff. T-201/04).  L’entreprise sera par ailleurs condamné à une amende de 497 millions d’euros, un record en la matière.


Ces trois affaires illustrent que le monopole intellectuelle a tendance à fléchir pour laisser la place à de nouveaux concurrents sur le marché. Ainsi, par une balance des intérêts antinomiques en cause, le conflit entre propriété intellectuelle et droit de la libre concurrence peut se résoudre en faveur du second.




Idée néoclassique de tendre vers la concurrence « pure et parfaite » définie par les quatre piliers : atomicité, fluidité, transparence et homogénéité. Rejetée par l’ordo-libéralisme qui instaure l’idée d’une Constitution économique: la concurrence n’est pas quelque chose de naturel mais quelque chose construit par le droit.)

**L’équivalent américain de l’ordo-libéralisme développé dans les années 30 par l’École d’Harvard



A.S.R



 



Crédit : ELLE France on Pinterest

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