Peut-on être l'auteur d'un "style" ou d'une "tendance"?


« Quelle qu’en soit l’ingéniosité et même si elles sont marquées au coin du génie, la propagation et l’exploitation des idées exprimées par autrui ne peut être contrariée par les servitudes inhérentes aux droits d’auteur : elles sont par essence et par destination de libre parcours (…) Les idées comme telles échappent à l’appropriation: c’est à la forme que le monopole littéraire s’applique…»  Henri DESBOIS

Si « les idées sont de libres parcours » , formule que les juges empruntent de manière récurrente à Henri DESBOIS, spécialiste de la matière dès le début de son émergence, cela signifie qu’on ne peut pas se les approprier. Le principe de l’exclusion des idées dans toutes les propriétés intellectuelles fait l’objet d’une tradition très ancienne. On la retrouve chez Georges BATAILLE dès 1876:  « Une fois émise, l’idée appartient à tous ». Même s’il n’est pas exprimé dans la loi, le principe est très ancré puisqu’il domine en doctrine et est systématiquement appliqué en jurisprudence. L’exclusion des idées se justifie sur différents fondements:

1. Une idée brute peut s’exprimer en pleins de formes différentes. Ainsi, celui protégé par un droit d'auteur empêcherait d'autres d’utiliser ou les décliner cette idée sous d’autres formes. Cela reviendrait donc à bloquer toute création d’oeuvre, à freiner le progrès et à paralyser certaines libertés fondamentales: la liberté d’expression, la liberté de commerce, la liberté d’entreprendre, la liberté de critique, la liberté de l’information, le droit à l’éducation ou la culture… Du côté des auteurs c’est la liberté de création qui est favorisée puisque chaque auteur peut « puiser » dans le répertoire des idées et enrichir ce « fond commun » d’éléments non protégés, le domaine public. Si l'on venait à protéger les idées, le domaine public serait ostensiblement et indubitablement réduit par la création de licences obligatoires, sans que cela soit réellement justifié. En effet, il est peu convaincant d’affirmer qu’une oeuvre est protégée car elle a un valeur économique. Elle l’est, au contraire, car elle émane de la création d’un individu.

2. Les droits de propriété intellectuelle protègent les personnes qui créent et non les personnes qui les inspirent. C’est la différence entre la simple idée et l’acte créatif : avoir une idée
n’est pas créer.

L’exclusion des idées est en adéquation avec le critère de l’originalité en droit d’auteur. En effet, une idée n’est pas propre à l’individu qui les développe, quand bien même il serait "le premier » a l’avoir eu (à supposer qu’il y ait des idées « neuves »). La personnalité est exprimée à travers la forme et la forme est par nature l’expression d’une personnalité qui est elle-même unique. Par conséquent, la forme d’une œuvre originale serait toujours différente si elle émanait d’un autre auteur, tandis que l’idée serait toujours la même qu’elle que soit la personne qui la mettrait en forme. Le professeur GAUTIER donne l’exemple du thème du « Lys dans la vallée » de BALZAC. Si ce thème avait été abordé par un autre auteur, le roman serait très différent puisque la forme lui est propre. L’idée, elle, reste la même: elle est en fait détachée de l’individu, presque inhumaine.

Si on admettait la protection des idées, cela voudrait dire, donc, qu’il faudrait changer de critère de protection du droit d’auteur en remplaçant l’originalité par la nouveauté.

3. Enfin, si les idées étaient protégées, cela poserait vraisemblablement des difficultés probatoires. En effet, il est extrêmement difficile de prouver qu’on est à l’origine d’une idée. D’autant plus dans l’industrie de la mode, où les designers ont tendance à se penser précurseur d’une « mode », d’un « style », ou d’une « tendance » alors qu’il s’agit souvent d’un cycle sans fin, de tendances qui « reviennent à la mode », d’un fond commun dans lequel puisent les designers de façon cyclique.

On cite souvent l’affaire CHRISTO pour illustrer la distinction de ce qui relève de l'oeuvre protégeable et de ce qui relève de la simple idée:

Les époux CHRISTO, couple d’artistes français, ont de manière récurrente dans leurs oeuvres emballer des monuments avec des cordes ou des empaquetages. Mr. CHRISTO assigne en justice ses supposés contrefacteurs.

Un premier procès relatif à l’emballage du Pont Neuf a lieu. En l’espèce, des personnes ont filmé et photographié l’ouvre monumentale sans recueillir l’autorisation des CHRISTO. Le TGI de Paris, le 13 mars 1986 donne gain de cause aux artistes: pour utiliser l’oeuvre forme tangible (l’emballage du pont Neuf), l’autorisation aurait du être demandée.

Un deuxième procès a lieu l’année suivante. Cette fois, il s’agissait d’une campagne publicitaire dans laquelle apparaissaient des arbres et bâtiments emballés. Cette fois, c’est un échec pour les CHRISTO puisque ils ne demandaient pas la protection d'une oeuvre précise sous forme tangible, mais d’une idée : celle d’emballer des objets. En d’autres termes, étai invoquée la protection de son « style ». La décision est heureuse puisque s’il avait remporté ce second procès, les conséquences pratiques seraient drastiques (cela voudrait dire qu’il serait devenu interdit d’emballer quoi que ce soit: des cadeaux, etc).

Dans la lignée de cette jurisprudence, il a a été décidé qu’il ne peut être demandée la protection du droit d'auteur pour un style, comme le style cubiste de PICASSO par exemple (TGI Paris, 3 juin 1998 : « Le genre artistique du cubisme n’est pas une œuvre en lui-même et ne peut pas être approprié par un seul auteur au détriment des autres »).

La Cour de cassation applique constamment le principe d’exclusion des idées. Elle statuait dans une affaire Marie-Claire Album du 29 novembre 2005: « la propriété littéraire et artistique protège pas les idées mais la forme originale sous laquelle elles se sont exprimés. (…) Les règles d’un concours, même si elles procèdent de choix arbitraires, ne peuvent, indépendamment de la forme ou de la présentation originale qui ont pu leur être données, constituer en elles-mêmes une œuvre de l’esprit protégée par le droit d’auteur ».


Le principe d’exclusion des idées transcende les frontières de la propriété intellectuelle et a vocation à s’appliquer à l'ensemble de ses branches: en droit des dessins et modèles (a), en droit des marques (b) et en droit d’auteur (c) (également en droit des brevets où il existe le principe de non brevetabilité des idées, mais nous ne l’aborderons pas ici). Pour ce qui est de la mode, l'industrie est la première touchée puisque d'une part, elle est constamment confrontée à question des styles, des genres et des tendances; et d'autre part, tant le droit des dessins et modèles, le droit des marques et le droit d’auteur ont vocation à s’appliquer au domaine de la mode.


a.  Le principe d'exclusion des idées en droit des dessins et modèles

En droit des dessins et modèles, une jurisprudence abondante affirme que seule
« la réalisation particulière de l’idée » est protégeable.

Concrètement, il n’y a
pas de droit privatif sur le genre : on ne peut reprocher à un concurrent de s’adonner à des actes de concurrence déloyale au motif qu’il utilise le même genre, sauf démonstration de circonstances spéciales de nature à créer de la confusion dans l’esprit de la clientèle.

Par exemple dans un arrêt du 29 mai 1979, un producteur de montures de lunettes invoquait la concurrence déloyale à l'égard d’un producteur de montures de lunettes similaires. La chambre commerciale rejette l’action et statue que
« les montures de lunettes de la marque étaient d’une grande banalité  extérieure et se référaient aux tendances générales de la mode ». Ainsi, il ne pouvait pas y avoir risque de confusion.

En 2015, dans une affaire similaires la chambre commerciale précisait que
tous les concurrents d’un même secteur doivent pouvoir créer leurs modèles sur la même tendance, tant qu’ils ne copient pas sur le concurrent (Cass. com., 29 sept. 2015, Oxibis, n° 14-14.549).

Dans une affaire Tod’s du 20 mars 2014 relative à une tendance de mode en matière de chaussure, à savoir le modèle de ballerine « Dee Fibietta », la première chambre civile statuait: « ayant souverainement estimé que la preuve de la recherche d’une économie au détriment d’un concurrent, par reprise de savoir-faire, de notoriété ou des fruits d’investissements, n’était pas rapportée, la Cour d'appel en a exactement déduit que la demande formée au titre du parasitisme n’était pas fondée » (
Cass. 1ère civ., 20 mars 2014, Tod’s, n° 12-18.518). La société Tod’s ne pouvait se présenter investie des droits d'auteurs sur cette tendance de ballerine et empêcher ses concurrents — en l’espèce, les société François Pinet et Orphée Club — de s’en servir pour leurs propres collections.




b. 
 
Le principe d'exclusion des idées en droit des marques

Le principe d’exclusion des idées se pose de manière plus marginale en droit des marques. Cependant la question surgit inévitablement lorsque les titulaires tentent de
monopoliser un genre ou un style.

La maison Hermès est titulaire d’une marque complexe constituée d’une voiture à 4 roues à laquelle sont attelés deux chevaux au repos devant lesquels se tient un cocher en habit coiffé d’un chapeau haut de forme. Hermès reprochait à la société Céline d’avoir déposé une marque figurative comportant une voiture à chevaux, un attelage et un cocher. La Cour d’appel interdit l’usage de la marque déposée par Céline. Cependant, la Cour de cassation censure l’arrêt estimant que les juges du fond avaient « consacré au profit de la société Hermès la protection d’un genre figuratif » 
(Cass. com., 12 oct. 1983, Hermès, n° 82-11.552), une solution discutable selon le professeur POLLAUD-DULIAN.



c. Le principe d'exclusion des idées en droit d’auteur

En droit d’auteur, on retrouve
 le caractère inappropriable des styles. Le critère de l’originalité est le critère pertinent pour bénéficier de la protection, et on le retrouve dans toutes les décisions.

En effet, 
lors d’une action en contrefaçon, le juge ne doit pas s’attacher aux éléments relevant des idées et doit s’en tenir aux caractéristiques originales (Cass. 1ère civ., 11 juin 2009, n° 08-15.749; Cass. 1ère civ., 30 sept. 2015, n° 14-11.94; Cass. 1ère civ., 9 avril 2015, Bob le chien, n° 13-28.768).

La chambre commerciale statuait le 20 février 2007: 
« La Cour d'appel a pris en compte la reprise des caractéristiques originales de ces modèles et ainsi exclu que la même impression d’ensemble résulte de l’appartenance commune des modèles considérés au style jacquard ». Par une lecture a contrario de cet arrêt, il s’infère que la reprise des caractéristiques originales d’un des modèles aurait constituer une contrefaçon.

Toutefois, à partir d’éléments de formes banales et leur combinaison, peut tout de même être crée une oeuvre originale, à savoir « une composition originale portant l’empreinte de la personnalité de son auteur » (
Cass. 1ère Civ., 22 janv. 2009, Atelier Hexagone, n° 07-20.334).

L
’action en concurrence déloyale sera également rejetée si elle repose sur une idée. Le 18 octobre 2016 dans une affaire Van Cleef & Arpels, la chambre commerciale de la Cour de de cassation jugeraut qu’un thème ou une idée notamment les thématiques de l’enfance et du ballon sont de « libre parcours ». Par conséquent, « la reprise de ces thèmes traités de manière différente pour la campagne publicitaire de la ligne de bijoux "Mercredi à Paris" de la société Van Cleef ne conduit pas à établir un rapprochement avec le film Le Ballon Rouge ». Par conséquent la reprise de ces thèmes n’est pas de nature à caractériser des actes de parasitisme. (Cass, com, 18 oct. 2016, Van Cleef & Arpels, n° 1423584)


Une difficulté réside dans la distinction qui doit être faite entre l'auteur et l’apporteur d’idées.  Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle une personne demande la qualité de coauteur, alors qu’elle n’a fait aucun apport créatif, mais a contribué à l’oeuvre en qualité de « rapporteur d’idées ». Ce dernier ne bénéficiera pas de la qualité de coauteur s’il n’a pas apporté un « travail créatif » (
Cass. 1ère civ., 22 fév. 2000, n° 97-21.320; Cass. 1ère civ., 28 oct. 2003, Kazi c/ Desjardins; Cass. 1ère civ., 18 déc. 1978, n° 77-12.424)

Mais en fin de compte, la réelle difficulté
est de déterminer le point de bascule du passage de l’idée à la création de forme sachant qu’une œuvre inachevée est protégeable et que la loi n’exige pas une fixation sur support matériel.

Comme l’écrivait LA BRUYÈRE, c’est à se demander si « tout n’a pas été dit » et que l’on « vient trop tard » ?
In fine, ce qui change c’est la manière d’exprimer ces idées, d’y puiser dans ce « fond commun » en exprimant sa propre personnalité. Le professeur Claude COLLOMBET estime même qu’il serait « dangereux » et « paralysant » de mettre les idées « sous tutelle » : s'il fallait l’autorisation du « penseur », les créations s’en trouveraient entraver. C’est finalement de leur essence même et de leur finalité de circuler et d’être partagées.

On comprend que l’exclusion des idées soit donc une constante universelle. Dans un système juridique comme le nôtre, la circulation des idées ne connaît pas d’entrave juridique sauf si cela est justifié par des raisons d’ordre public.

Toujours selon DESBOIS, « il est téméraire de remonter un courant naturel: les idées ont une force irrésistible de propagation qui résisterait à toutes les contraintes ». Par nature une idée ne se heurte à aucune frontière. Même à supposer qu’une idée soit nouvelle, inédite, l’idée ne peut pas être communiquée autrement que par sa mise en forme et il n’y a que la mise en forme qui doit être protégée par un droit exclusif.


A.S.R


Crédit: 1. Anna Wintour & Karl Lagerfeld (Pinterest: https://pin.it/4V8bjIE) ;  2. Tod's modèle « Dee Fibietta; 3. Film "Le Ballon Rouge", Albert Lamorisse (1956) vs. Collection "Mercredi à Paris" Van Cleef & Arpels.

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