Du monokini au mouvement des Femen: l'émoi que suscite l'exhibition de la poitrine des femmes


« Le destin des femmes n'était-il pas de s'envoler, telles de montgolfières, en se débarrassant petit à petit, comme elles n'avaient pas cessé de le faire depuis le début de XXème siècle, du poids de leurs habits ? » (Marcela Iacub, « Elles ont retiré le haut », Liberation.fr, 10 août 2007)

Apparu en 1963 sur la Côte d’Azur, le monokini venait casser pour la première fois cet accord tacite entre la mode et les règles de la pudeur. Dès son invention par le couturier autrichien Rudi Gernreich, considéré comme le créateur des habits de la révolution sexuelle, ce costume polémique est aussitôt jugé de nature à offenser la pudeur publique.

Les maires des villes balnéaires s’empressèrent de prendre position en interdisant ou en autorisant ce nouveau costume. Le Ministère de l’Intérieur, quant à lui, rédigea une circulaire pour que la justice condamne les femmes habillées ainsi pour outrage public à la pudeur. Certains magistrats proposèrent même la création d'un nouveau délit sous le nom de "
délit d’accoutrement indécent" qui s’appliquerait aussi bien à celles qui le porteraient qu’à ses fabricants. 


Indifférent aux débats qui cela animait, le propriétaire d'un restaurant d'une plage de Cannes demandait à une jeune femme de jouer au ping-pong simplement vêtue de son monokini afin de la photographier à des fins publicitaires pour son commerce. Ils furent tout deux condamnés en 1964 par le tribunal de Grasse selon lequel l’inculpée s'était exhibée « moyennant rétribution, à l'instigation d'un individu agissant dans un dessein publicitaire, au cours d'une véritable mise en scène...
 ». Toutefois, la Cour d’appel d’Aix relaxait la jeune fille aux motifs que « le spectacle de la nudité n’a rien qui puisse outrager une pudeur normale même délicate s'il ne s'accompagne pas de l'exhibition des parties sexuelles, ou d'attitudes ou gestes lascifs ou obscènes ».


Les fervent défenseurs de la pudeur s’insurgeaient d’une telle décision: par provocation, France Soir publiait la photo de la demoiselle « en tenue de travail ». La Cour de cassation trancha finalement dans le même sens, qualifiant les faits poursuivis d’ « exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins » (Cass, crim 22 déc 1965, n°65-91.997).


Cependant, les poursuites cessèrent à mesure que le monokini se diffusait dans les plages françaises. En 1975, 75% des Français se disent non choqués par cet accoutrement (L’Express). Les études des sociologues sur les seins nus à la plage démontrent une inversion de la politique des regards: sur les plages, les hommes se retiennent devant les femmes dénudées comme si la crainte du désir imposait un indispensable refoulement. Marcela Iacub note que ce n'est pas une « civilisation sexuelle débridée » que le monokini a fait naître mais au contraire une civilisation « qui cultive d'une manière différente la maîtrise de ses pulsions ». Elle ajoute qu’il n’est « plus nécessaire que les femmes aillent à la plage en tenue de scaphandrier » pour que la violence ne s'installe pas dans les lieux publics.

Aujourd’hui, il n’y a toujours pas de mouvement structuré en France pour la défense du « topless », contrairement à l’Etat de New York où en 1992, des femmes gagnaient en justice le droit de dévoiler leur poitrine en public, à l’instar des hommes qui peuvent exhiber leur torse en toute légalité. Chaque été, des militants du mouvement « Topfreedom »  se mobilisent pour rappeler leurs droits et sortent dans la rue, défiant les policier, les seins à l’air. 


Retour en France. Le problème que pose la poitrine féminine c’est qu’elle est perçue comme un organe sexuel. Selon Christophe Coléra, le vêtement en témoigne : « Les civilisations ayant opté pour le vêtement ont quasiment toutes cachés les seins. Plus généralement, on se rend compte que tout ce qui marche sur la différenciation sexuelle est considéré comme sexuel ». Il note par ailleurs que même dans les civilisations « nues », le regard masculin, discipliné, évite de s’y poser trop intensément. Autre indice de la dimension sexuelle des seins des femmes: : son volume est considéré par certains chercheurs comme une adaptation au désir masculin, ce que ce même auteur qualifie de darwinisme: la dimension sexuelle interviendrait alors dans la sélection naturelle.

Le seul cas où la poitrine est dénuée de connotation sexuelle c’est lorsqu’elle est associée à l’allaitement. Pourtant, l’allégorie de la Justice est représentée par une femme la poitrine dénudée et « la Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix met en scène une femme s’avançant le sein nu face à la mitraille, sans que cela soit indécent. De fait, depuis le début du siècle, les seins sont devenus des supports de communication politique. Le mouvement des Femen en est la première illustration.

Il n'en demeure pas moins que les différentes condamnations de Femen ont démontré que le mobile de leurs actes n’était pas pris en considération par le juge qui n’hésitait pas à les condamner pour délit d’exhibition sexuelle. Ce délit, qui vient remplacer le délit d'outrage à la pudeur, est réprimé par l’article 222-32 du Code pénal qui dispose: « L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 euros d’amende ».

En 2019, une Femen était entrée dans une église simulant un avortement avec du foie de veau étalé sur l’autel de l’église. Sur son torse dénudé, on pouvait lire « Christmas is cancelled », sur son dos « 344ème salope » en référence au Manifeste des 343 rédigé par Simone de Beauvoir, symbole de la lutte pour le droit des femmes à disposer de leur corps.

La militante Femen poursuivie pour exhibition sexuelle faisait valoir que ses agissements constituaient un mode de militantisme et que, se dénudant la poitrine, c'est un message politique qu'elle entendait exprimer. La Cour de cassation avait déjà jugé en 2018 que les motifs invoqués restaient sans effet sur les éléments constitutifs de l’infraction: la raison pour laquelle la prévenue a agi n'importe peu dès lors qu'elle a volontairement exhibé sa poitrine dans un lieu ouvert au public. Dans l’affaire de l’église, la chambre criminelle condamne la militante car la liberté d'expression de l'intéressée devait se concilier avec le droit pour autrui de ne pas être troublé dans la pratique de sa religion et ce, en vertu de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme (Cass, crim, 9 janv. 2019, n° 17-81.618). 


Le 26 février 2020 la chambre criminelle rend un nouvel arrêt à l’encontre de la Femen du Musée Grévin qui, en protestation contre le président russe, avait dénudé sa poitrine sur laquelle elle avait inscrit « Kill Putin ». Elle a ensuite simulé un meurtre sur la statue de cire du chef d'Etat (
Cass, crim. 26 févr. 2020, n° 19-81.827). 


Les juges du fond avaient rendu un arrêt on ne peut plus favorable aux militantes Femen puisqu’ils avaient statué que « la seule exhibition de la poitrine d'une femme n'entrerait pas dans les prévisions du délit prévu à l'article 222-32 du Code pénal, si l'intention de son auteur est dénuée de toute connotation sexuelle et ne vise pas à offenser la pudeur d'autrui, le spectacle de la nudité féminine, banalisé, ne heurtant plus, au demeurant, la morale publique ; d'autre part, l'acte relèverait de la manifestation d'une opinion politique, protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Sur le pourvoi du ministère public, la chambre criminelle rend une réponse nuancée : elle nie tout d’abord l’hypothèse selon laquelle dénuder sa poitrine n’entrerait pas dans le champ de l’article 222-32 du Code pénal. Toutefois, elle confirme qu'une condamnation aurait constitué « une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression », dès lors que « le comportement de la prévenue s'inscrit dans une démarche de protestation politique ».

À la différence de la condamnation de la Femen de l’église, celle du Musée Grévin n’a pas heurté les libertés fondamentales d’autrui tandis que la liberté d’expression de la première devait composer avec le droit des fidèles de ne pas être troublé dans la pratique de leur religion.

Si l’exception balnéaire est reconnue, l’exception protestataire, elle, est pour le moment refusée.

Le problème si on admettait que la poitrine féminine, était dénuée, 
à l’instar de la poitrine masculine, de connotation sexuelle, alors des attouchements non consentis portant sur cette partie du corps ne seraient plus constitutifs des délits d’agression sexuelle. Les récentes infractions d’espionnage des « parties intimes » (Art. 226-3-1 du Code pénal, depuis 2018) ou de diffusion en ligne d’images « présentant un caractère sexuel » (Art. 226-2-1 du Code pénal, depuis 2016) sont d’ailleurs comprises comme devant inclure les seins des femmes et il est peu imaginable qu’ils en soit exclus.


Paradoxalement, au même moment, la très médiatique affaire du burkini fait de la France 
la risée du monde entier. 


On attribue souvent le début de cette affaire à l'arrêté pris par le maire de Nice, cependant, l’affaire a réellement débuté en Haute-Corse, en août 2016, sur la plage de Sisco, où une rixe a été déclenchée autour du thème du burkini. C’est à ce motif que le maire de Sisco, Ange-Pierre Vivoni, prenait un arrêté « anti-burkini », jugé légal au vu des circonstances de l’espèce et des risques de trouble à l’ordre public. Quant aux autres arrêtés « anti-burkini » pris dans la même période sans motif légitime, le Conseil d’État les déclarera illégaux et pour cause, un vêtement particulier ne peut pas être considéré, en lui seul, comme une menace à la santé, à la sécurité ou à la tranquillité publique.

L’été dernier, en août 2020, des policiers enjoignaient à deux femmes qui bronzaient sein nus sur une plage de Sainte-Marie-la-Mer de remettre leur haut de maillot-de-bain. Face à la polémique qu'a suscité ce « retour en 1963 »,  la gendarmerie rendait des excuses publiques en évoquant « une maladresse ».

Il apparaît que la poitrine des femmes suscitent et continuent de susciter une incandescence proche du fanatisme...  Au bout du compte, les mentalités ont peu évolué depuis le XVIIème siècle où Molière écrivait « Couvrez ce sein que je ne saurais voir: - par de pareils objets les âmes sont blessées, - Et cela fait venir de coupables pensées » (Le Tartuffe ou l’Imposteur, 1669)






Crédit: Vogue Mexico

Commentaires

  1. Cet excellent article met en évidence la problématique du choc entre les différentes libertes ( liberté d action, liberté de culte , liberté dans le mode de contestation .). Comment choisir la liberté qui prédomine par rapport à une autre ? Qui décide !

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    1. Tout à fait. À l'heure de trancher, les juges doivent se demander: "dans quelle mesure la limitation à la liberté est-elle acceptable?". Beaucoup de facteurs entrent en jeu:
      - l'intérêt général, (rarement invoqué, très lié à l’ordre public de sorte que certains disent que c’en est une composante)
      - l’ordre public (défini par le triptyque traditionnel sécurité/salubrité/tranquillité publique, mais aussi la moralité publique depuis les affaires de la burka, du spectacle de Dieudonné et du burkini)
      - le droit d’autrui (l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen -DDHC-fixe lui même la borne qu'est "autrui": "La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui")

      En définitive, aucune liberté n'est absolue et toute limitation n'est pas une violation de la liberté! Il revient aux juges de contrôler la proportionnalité de la restriction.

      Le contrôle de proportionnalité est exercé par la Convention européenne des droits de l'homme (CEDH) mais aussi par le Conseil constitutionnel français (CC):

      - CEDH: elle s'attache davantage à l"'ingérence de l'État dans la liberté qui doit être prévue par la loi et "compatible avec la prééminence du droit". L'ingérence doit obéir à des motifs légitimes et être nécessaire dans une société démocratique ("valeur de pluralisme, tolérance et esprit d’ouverture d'après CEDH, 1976, Handyside c. Royaume-Uni)

      « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » (Louis Antoine de St-Just, Révolution française)

      - CC: il a recours à plusieurs techniques:
      1. Les réserves d'interprétation: c'est une sorte de déclaration de conformité à la Constitution sous réserve d'interpréter la loi litigieuse dans un sens particulier.
      2. Le triple test : le test de l'adéquation, de la nécessité et du contrôle de proportionnalité stricto sensu (Est ce que la mesure « rend théorique ou illusoire » l’exercice de X liberté?)

      Cependant, toutes les libertés ne jouissent pas du même "rang" puisque toutes les libertés ne sont pas protégées par le triple test ou le test de proportionnalité. Au vu de la jurisprudence du CC il y a trois droits protégés par le triple test ("droits de premier rang" selon la doctrine): les atteintes les plus graves aux libertés individuelles, la liberté de communication ou d’expression et les droits protégés par l'art.16 DDHC qui sont les droits de procédure: droit de la défense, droit au juge, droit à l’assistance juridictionnelle…


      Quant aux autres droits, ils bénéficient d’un contrôle de proportionnalité simple, càd sans le contrôle de nécessité: le juge se contente d’un contrôle de l’adéquation, en mettant globalement en balance les intérêts en cause. 
le CC se contentera de rappeler qu’il ne dispose pas de la même marge d’appréciation que le législateur et ne sanctionnera que les "erreurs manifestes d’appréciation". Le CC utilise souvent la formule « le législateur n’a pas en l’espèce opéré de conciliations manifestement déséquilibrées ». En d’autres termes, il le CC corrigera simplement les « erreurs grossières » Quand on lit cela dans une décision constitutionnelle, cela est un indice qu'il s'agit d'un contrôle restreint et donc d'un droit ou d'une liberté "de second rang".

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  2. Merci pour cette réponse complète

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