Le conflit entre la liberté de création et le droit d'auteur


Si « l’art est à l’homme ce que la nature est à Dieu » (Victor Hugo), c’est sans compter les obstacles que rencontre parfois la liberté de créer.

La liberté de création n’est pas reconnue en tant que telle par la Convention européenne des droits de l’homme mais n’en est pas moins reconnue comme un élément essentiel d’une société démocratique et jouit à ce titre d’une protection. En effet la liberté de créer et de diffuser des oeuvres est corollaire à la liberté d’expression et se trouve donc protégée au titre de l'article 10 ConvEDHLa liberté artistique est cependnat expressément consacrée par d'autres textes: la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne pose en son article 13 que « les arts et la recherche scientifique sont libres. La liberté académique est respectée ». Dans le même sens, le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels adopté le 16 décembre 1966 par l’Assemblée Générale des Nations unies énonce à son article 15 que « les États parties au présent Pacte s’engagent à respecter la liberté indispensable à la recherche scientifique et aux activités créatrices ».

Création philosophique dont on trouve des traces chez Kant et certains autres philosophes des Lumières, la notion de droit moral, elle, apparaît en doctrine et en jurisprudence au XIXème siècle, pour être finalement consacrée par le législateur avec la loi du 11 mars 1957. Le droit moral de l’auteur se décuple en plusieurs prérogatives, certaines se rapportant à la mise en circulation ou non de l’oeuvre telles que le droit de divulgation ou le droit de repentir et de retrait; d’autres se rapportant au respect de l’oeuvre et de l’auteur, à savoir le droit à la paternité de l’oeuvre et le droit au respect de l’intégrité de celle-ci. Véritable symbole du droit d’auteur français, le droit moral est même considéré comme étant une loi de police en droit international privé.

On voit que cette composante du droit d’auteur est très forte dans la tradition juridique française: symboliquement, le Code de la propriété intellectuelle le traite avant même les droits patrimoniaux. Il occupe pourtant une place nettement moins importante dans d’autres ordres juridiques. Dans les systèmes « copyright » des pays anglo-saxons (common law) où l’intérêt de l’exploitant prime, le droit moral est par définition plus faible car il est susceptible de perturber, voire d’empêcher, certaines exploitations de l’œuvre. C’est également cette approche que retient la Convention de Berne : le droit moral ne peut jouer qu’en cas d’atteinte à l’honneur ou à la réputation de l’auteur. Mais, puisqu’il s’agit d’un minimum conventionnel, il est parfaitement normal que certains États, comme la France ou l’Allemagne, aient mis en place une protection plus forte.

Comment concilier le droit d’auteur, forme de propriété protégée au titre des droits fondamentaux avec la liberté de création, corollaire de la liberté d’expression, droit fondamental également ? Le droit moral doit-il fléchir face à la liberté artistique afin de ne pas « bloquer » la création?


Illustration jurisprudentielle du conflit: l’Affaire emblématique de Peter Klasen contre Alix Malka  (Cass, 1ère, 2015, n°13-27.391)

L’artiste-peintre Peter Klasan avait intégré dans l’un de ses tableaux (ci-dessus à droite) une reproduction de photographie de mode sans autorisation de son auteur, le photographe Alix Malka. Ce dernier assigne alors l’artiste en contrefaçon.

La solution de la Cour de cassation est surprenante puisqu’en principe, le régime de l’oeuvre composite aurait dû conduire à la condamnation presque automatique de Klasen. En effet, son tableau est l’oeuvre dérivée de la photographie de Malka, de sorte que le premier aurait du obtenir l’autorisation préalable du second.

Cependant, la première chambre civile tempère cette solution et considère que les juges du fond sont tenus de s’assurer que le droit d’auteur du créateur de l’oeuvre première ne heurte pas trop la liberté
 d’expression de l’auteur de l’oeuvre seconde.


La solution a été très critiquée puisque d’une part elle va à l’encontre de la lettre de la loi, de la ratio legis, puisqu’elle contrevient à l’article L113-4 du Code de la propriété intellectuelle qui dispose que « l’oeuvre composite est la propriété de l’auteur qui l’a réalisé, sous réserve des droits de l’auteur de l’oeuvre préexistante ». En d’autres termes, l'article énonce très clairement que l’auteur de l’oeuvre seconde doit obtenir l’autorisation de celui de l’oeuvre source. En effet, pour pouvoir disposer d'une création préexistante, l’auteur de l’oeuvre composite devra respecter les droits patrimoniaux (autorisation, rémunération) et moraux (divulgation, respect, paternité…) du créateur de la première oeuvre. D’autre part, depuis l’arrêt Klasen, la plupart des contrefacteurs assignés en justice invoquent leur liberté d’expression pour essayer d’échapper à une condamnation (en vain cependant pour l’artiste Jeff Koons, condamné pour avoir repris dans ses créations des œuvres préexistantes).

L’arrêt Klasen consacre donc la technique de la « balance des intérêts » ou du « contrôle de proportionnalité » à l’instar de la Cour européenne des droits de l’homme. À l’issue de ce contrôle in concreto, prenant en compte les tenants et aboutissants des intérêts antinomiques en cause, le juge sera à même de décider quel droit fondamental doit l’emporter sur l’autre, en l’occurence le droit d’auteur ou la liberté de création. Une autre critique peut ici être émise, celle de la forte casuistique qu’introduit le contrôle de proportionnalité. En effet, les solutions sont désormais imprévisibles puisqu’elles dépendent exclusivement des faits en cause.

Si cet arrêt correspond à une politique plus générale de la Cour de cassation visant à prendre davantage en compte les droits fondamentaux dans tous les champs du droit privé (son attendu étant rendu au visa de l’article 10 ConvEDH), sa solution sera remise en question par l’arrêt de la Cour d’appel de renvoi du 16 mars 2018. En effet, à l’issue de son propre contrôle, la Cour d'appel de Versailles statue que l’atteinte à la liberté d’expression était ici proportionnée. Les juges donneront donc finalement gain de cause au photographe et condamneront le peintre contrefacteur.

Deux années plus tôt, dans un arrêt contre la France, la CEDH reconnaissait, dans une affaire relative à la publication de photographies de défilés de mode durant la Fashion Week, que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression était admise lorsque celle-ci visait à la protection des droits d’auteur (CEDH, 10 janvier 2013, Ashby Donald c. France, n° 36769/08). En somme, la liberté d'expression est un droit malléable qui s’esquisse selon les droits connexes
 avec lesquels il entre en conflit, et parmi eux: le droit d’auteur.


Depuis l’introduction par la CEDH de la balance des intérêts entre les droits en présence, il est notable, comme le souligne le Professeur VARET, que les juges n’ont jamais fait prévaloir la liberté d’expression sur le droit d’auteur sauf sur le terrain du droit moral, lorsque celui-ci n’est évidemment pas mis en oeuvre dans l’intention de nuire.


A.S.R 




Crédit: à gauche: phorographie d'Alix Malka, à droite, collage réalisé par Peter Klasen.  

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